Ésope conte qu'un manant,
Charitable autant que peu
sage,
Un jour d'hiver se
promenant
A l'entour de son
héritage,
Aperçut un serpent sur la neige étendu,
Transi, gelé, perclus, immobile rendu,
N'ayant pas à vivre un
quart d'heure.
Le villageois le prend, l'emporte en sa demeure;
Et, sans considérer quel sera le loyer
D'une action de ce
mérite,
Il l'étend le long du
foyer,
Le réchauffe, le
ressuscite.
L'animal engourdi sent à peine le chaud,
Que l'âme lui revient avecque la colère;
Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt;
Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur, son sauveur, et son père.
« Ingrat, dit le manant, voilà donc mon salaire!
Tu mourras! » A ces mots, plein d'un juste courroux,
Il vous prend sa cognée, il vous tranche la bête;
Il fait trois serpents de
deux coups,
Un tronçon, la queue et
la tête.
L'insecte sautillant cherche à se réunir,
Mais il ne put y
parvenir.
Il est bon d'être
charitable? :
Mais envers qui? c'est là
le point.
Quant aux ingrats, il
n'en est point
Qui ne meure enfin
misérable .
Jean de La Fontaine, Fable XIII,
Livre VI.
Le Villageois et le Serpent
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré